Affaire Seznec : La piste de Lormaye

Pierre Quémeneur a-t-il été assassiné par Guillaume Seznec à Lormaye ?

90ème anniversaire du procès Seznec : vendredi 24 octobre 1924

90ème anniversaire du procès Seznec : vendredi 24 octobre 1924

Après bien des hésitations, j’ai choisi pour relater ce procès,

le livre de Me Denis Langlois.

Parce qu’il est humain.

Juste humain.

"Comme un torero qui va entrer dans l’arène, on t’a préparé pour la première audience. Dès 10 heures, ce vendredi 24 octobre 1924, le gardien-chef t’a apporté le costume neuf bleu foncé que Marie-Jeanne avait déposé la veille. Tu as tâté le tissu léger mais ferme et tu n’as pu t’empêcher de penser aux sacrifices que cela représentait. Les chaussures n’étaient pas neuves, c’était celles que tu mettais le dimanche, mais elles étincelaient. Tu as enfilé ta chemise d’un blanc immaculé et commencé à nouer la cravate en soie. Le gardien-chef avait apporté une glace et tu t’es à peine reconnu. Rasé de frais, cheveux peignés sur le côté, tu avais rajeuni de dix ans. Mais tu as tout de suite remarqué ici et l dans ta chevelure ces fils blancs. En seize mois de prison tu avais grisonné.

Vers 11 h 3, on t’a apporté à manger. Repas spécial : côte de porc, purée, salade et poire. Il a fallu que tu te forces pour finir le tout. Rien ne passait. Gorge nouée. Vers midi, le gardien-chef est arrivé.

- Seznec, c’est l’heure, il faut y aller !

Tu as longé le couloir et le détenu-coiffeur t’a couru après.

- Je vais te repeigner. La présentation, tu sais, c’est important.

Il a refait la raie, accentué la mèche sur le côté.

- ça te donnera un visage moins sévère.

Devant la prison, il y avait foule. Tu entendais les rumeurs, les cris, mais tu ne comprenais pas. Juste le nom de Seznec qui revenait comme une litanie. Les gardiens ont écarté les rangs.

Menottes aux mains, entouré d’une dizaine de gendarmes, tu as commencé à descendre vers l’Odet. Il faisait beau, mais un peu frais. Les gens apparaissaient leurs fenêtres ou sortaient sur le seuil de leur porte pour t’apercevoir. Une vieille femme a crié « Assassin ! ». Tu l’as considérée fixement et elle a baissé les yeux. Sur les quais de l’Odet, un vent froid faisait voler la poussière. Un petit caboteur gris remontait de la mer.

Sur les marches du Palais de justice, autour des autres piliers monumentaux et jusque dans les jardins, c’était une marée humaine. Des centaines de personnes. Les gendarmes ont dû jouer des coude spour te frayer un passage entre deux haies hostiles. « Assassin ! » « A mort ! »

On t’a conduit à travers les couloirs encombrés d’avocats, de journalistes et de curieux, puis parqué dans une petite pièce un peu sombre. Les gendarmes se sont essuyé le front. De l’autre côté de la porte, tu percevais un brouhaha. Des cris, des bruits, des chaises remuées, des gens qui s’appelaient d’un bout de la salle à l’autre. Un petit homme essoufflé est arrivé.

- Mais qu’est-ce que vous faites ? ça commence à 13 heures. Les juges vont entrer !

Le capitaine des gendarmes a consulté sa montre et ouvert la porte. Ce n’est pas le vacarme ni la chaleur qui t’ont surpris, mais le rouge des tentures qui descendaient du plafond. Un rouge vif criard. L’odeur aussi, l’odeur de sapin frais des planches que l’on vient de scier.

On t’a poussé dans le box légèrement surélevé. Les gens ne se sont pas rendu compte tout de suite de ta présence, puis d’un seul coup tous les regards se sont tournés vers toi et le silence s’est fait. Le brigadier t’a retiré tes menottes, mais tu es resté assis, les mains jointes, légèrement voûté, sans oser regarder qui que ce soit. Tu avais pensé que le box te dissimulerait davantage, mais la balustrade devant toi t’arrivait tout juste à la hauteur des genoux.

Me Kahn est arrivé. Robe noire et épitoge blanche fraîchement amidonnée. Il t’a serré la main et tu as constaté qu’il tremblait. Il s’est assis devant toi et a ouvert sa serviette. Lui aussi avait du mal à regarder en face de lui. Il s’est raidi quand les photographes, sur un signe du greffier, se sont précipités. Les éclairs de magnésium fusaient dans tous les sens. Tu regardais tous ces gens qui s’agitaient, se bousculaient. Tu étais ailleurs, dans les prés de Kernéol, au bord de la baie de Douarnenez, dans ta scierie de Morlaix avec toujours cette odeur entêtante de résine fraîche.

L’agitation a cessé. Tu as fini par t’habituer aux lumières, au rouge vif des tentures, à tous ces regards fixés sur toi.

Juste en face, sur une tribune surélevée, une trentaine d’hommes endimanchés s’étaient figés eux aussi sous les éclairs des photographes.

- Les jurés, t’a soufflé le brigadier.

Un peu en contrebas, dans ces écoliers attardés qui écrivaient, tu as tout de suite reconnu les journalistes. Les tables en sapin blanc qu’on avait rajoutées au dernier moment, c’était pour eux.

Me Kahn s’est tourné vers toi et t’a dit :

- Toute la presse est là. Les journaux de Paris ont envoyé leurs meilleurs reporters : Géo London, André Salmon, Louis-Charles Royer, Pierre Bénard.

Tu ne les connaissais pas mais tu as esquissé un sourire pour faire plaisir à Me Kahn. On s’intéressait à ton cas, on venait voir si tu aurais oui ou non la tête tranchée. Etait-ce bon pour toi ? Les juges en seraient-ils flattés ou irrités ? Tu n’as pas eu le temps d’y réfléchir. Un photographe en retard est venu t’aveugler à trois reprises.

Tu as détourné la tête et, sur ta gauche là où il n’y avait plus de tentures rouges, tu as découvert le public. C’était le même entassement, les mêmes têtes tendues, les mêmes regards braqués sur toi. Une impression de brûlure. Tu as baissé les yeux, puis d’un seul coup tu as pensé Marie-Jeanne. Immédiatement tu as rencontré son regard. Elle était là, perdue au bout d’un banc, cheveux tirés en arrière, coiffe blanche sur la tête, rob e soie noire et corsage de velours. Elle t’a souri et, au milieu de la foule il n’y a plus eu que vous deux. Ses yeux intenses, son imperceptible mouvement des paupières, ses pommettes saillantes. Tu as eu envie de pleurer, mais tu as redressé la tête et ton tour elle t’a souri.

Brusquement une sonnerie a retenti.

- Messieurs, la cour :

Tout le monde s’est levé dans un tumulte de chaises et de bancs. Trois hommes en robe rouge sont entrés et ont gagné la tribune face au public. Tu t’attendais à ce que le président soit le plus grand. C’est un petit bonhomme aux épaules maigres et au regard froid qui s’est installé dans le fauteuil du milieu. Le greffier lui a apporté un énorme dossier et il t’a scruté derrière ses lunettes. Sa bouche fendue en coup de serpe t’a fiat une désagréable impression.

L’avocat général, cheveux blancs et barbichette, a balayé la salle d’un regard circulaire et s’est installé à son tour sur la droite de l’estrade.

Les gens ont commencé à se rasseoir. Tu es resté debout, les bras ballants.

- Accusé, a lancé le président, indiquez-nous vos nom, prénoms, âge et profession.

- Seznec Joseph-Marie Guillaume, quarante-six ans, as-tu balbutié, surpris.

Tu as hésité sur la profession.

- Marchand de bois Morlaix, as-tu dit.

Aussitôt après, il y a eu le tirage au sort des jurés. A chaque nom, on mettait dans l’urne une boule qui tintait. Cela t’a rappelé les jeux d’autrefois, le dimanche à la ferme. Après les choses sont devenues plus compliquées. A l’appel de leur nom, les gens se levaient intimidés. Mais pour certains, Me Kahn ou l’avocat général criaient « Récusé ! » et le récusé allait se rasseoir. Tu ne comprenais pas très bien les raisons de ce choix. Me Kahn, par exemple, avait renvoyé à sa place un marin-pêcheur plutôt sympathique et accepté un agriculteur dont le regard noir te faisait froid dans le dos. On est arrivé au chiffre de douze, on a encore ajouté deux jurés supplémentaires. Les autres se sont éclipsés dans la salle. En passant devant toi, le marin-pêcheur a souri en clignant imperceptiblement des yeux et tu t’es répété que c’était dommage de l’avoir écarté.

Le greffier en chef s’est alors levé et d’une voix monocorde a commencé lire l’acte d’accusation. A force de le lire et de le relire, tu le connaissais par cœur et, un moment, tu as tout de suite compris que le greffier avait sauté une page. Le président qui suivait sur son exemplaire a toussé, le greffier s’est arrêté et est revenu en arrière. Au bout de vingt minutes, les gens ont commencé à se lasser ; tu l’as compris en entendant les raclements de pieds et les chuchotements. Le président a dû taper eux fois du plat de la main sur sa table pour ramener le silence, puis insensiblement les murmures ont repris. Imperturbable, le nez baissé, le greffier continuait sa lecture monotone.

Il était 14 heures quand on a commencé l’appel des témoins.

- Cent quarante-huit, t’a soufflé Me Le Hire que tu n’avais pas vu se glisser aux côtés de Me Kahn.

Et effectivement tu les a vus tous défiler. Vidal et sa barbe noire, l’inspecteur Bonny et ses cheveux plaqués, Chenouard qui baissait la tête, Mlle Héranval souriante dans sa robe un peu trop colorée, Deknuydt et sa casquette, les époux Piau inséparables, Dejaegher qui en passant t’a fait un clin d’œil, la bonne Angèle qui t’a carrément souri, le fils Jacob qui a oublié de se lever et sa mère qui a gardé son bonnet sur la tête. Des tas de gens aussi que tu ne connaissais pas : policiers, gendarmes, experts qui serraient contre eux leurs serviettes noires. Ils ont tous disparu par une petite porte et de grands vides se sont créés dans les premiers rangs du public. Aussitôt il y a eu des bousculades pour s’emparer des places. Tu as même vu une femme frapper son voisin à coups de parapluie. Le président a tapé sur sa table et en a profité pour suspendre l’audience.

A 15 h 15, la cour est revenue. Le président a plongé son nez dans le dossier et commencé son interrogatoire. Méthodiquement, en rappelant ton enfance, ton service militaire, ton mariage avec Marie-Jeanne.

- Jusque-là, a-t-il reconnu en ajustant ses lunettes, je n’ai que de bons renseignements sur vous. Mais, en 1909, il y a eu cette histoire e magasin de bicyclettes.

Tu as tout de suite compris qu’on allait parler de l’incendie et tu as baissé la tête.

- On dit, a repris le président, que l’incendie a gagné votre atelier et que vous avez un peu aidé les flammes pour toucher l’assurance.

- C’est un mensonge, t’es-tu écrié. J’ai failli y perdre la vie. Et c'est moi qui l’aurais allumé !

- Ne vous énervez pas. De toutes façons, il y a eu un non-lieu. Et ce n’est pas ce qu’on vous reproche aujourd’hui.

Il est alors passé la blanchisserie de Brest.

- Vous fabriquiez d’abord des faux cols, mais ça na pas marché.

- Plus personne ne portait de faux cols. On ne pouvait pas en mettre aux chiens !

Le public a ri, le président et l’avocat général n’ont pas apprécié.

- Mais, dites-moi, a demandé le président, la blanchisserie a également brûlé et vous avez touché l’assurance. 52.000 francs. Décidément c’est une habitude !

- Je n’étais plus le propriétaire. C’est seulement parce qu’on ne m’avait pas payé que j’ai touché l’assurance.

- Ah bon ! a fait le président. Mais de toute façon, je le répète, vous n’êtes pas jugé pour cela

- Alors pourquoi en parlez-vous ?

Le président a fait semblant de ne pas entendre et a continué à décortiquer le dossier.

- Durant toute cette période, vous avez laissé l’image d’un travailler acharné, mais sans scrupules. Je lis dans un rapport de police que vous étiez « faux, retors, sournois, pillard e stocks, ne fréquentant que des mercantis ».

- Qu’appelez-vous mercantis, monsieur le président ? Quand une bonne affaire se présentait, c’est vrai, je ne la laissais pas passer. Vous connaissez beaucoup de gens qui refusent l’argent ?

- Mais parlons justement d’argent. M. Quemeneur était nettement plus fortuné que vous. Et lui, il avait une excellente réputation, aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que commerçant. Sa situation financière était florissante, plus de 500 000 francs d’actif. C’était ce que l’on appelle quelqu’un d’aisé.

Tu as hoché la tête pour approuver, mais tu as tout de suite ajouté :

- Il faut bien qu’il y ait des riches et des pauvres. Mais je n’étais pas si pauvre, j’étais ce qu’on appelle quelqu’un d’aisé.

- Oui, mais les chiffres prouvent que vous étiez gêné. Vous n’aviez pas une trésorerie bien assise. Des besoins constants d’argent. Vous aviez même emprunté 5 00 francs votre bonne Angèle Labigou. Un mois avant la disparition de M. Quemeneur, vous avez été saisi à la demande d’un électricien parisien…

Devant toi, d’un seul coup, Me Kahn s’est levé.

- Monsieur le président, je comprends votre but : faire croire qu’au moment des faits mon client était aux abois. C’est faux. Toutes les expertises l’ont prouvé, Seznec avait un actif de plus de 100 000 francs, sans compter l’argent qu’on lui devait ici et là.

- Admettons, a dit le président. Parlons maintenant de cette fameuse affaire de voitures américaines destinées la Russie. Voulez-vous nous dire, Seznec, en quoi consistait cette affaire ?

- Moi, je ne sais rien. Ce n’est pas moi qui m’en occupais. Je devais seulement donner un coup de main pour conduire les voitures à Paris.

- Mais vous étiez bien en contact avec l’Américain Chardy ou Cherdy.

- Je n’étais en contact avec personne. J’ai juste reçu deux lettres pour Quemeneur que je n’ai pas ouvertes.

- Mais, lors de l’instruction, vous avez donné des précisions. Il y avait un rendez-vous fixé, chaque voiture devait rapporter une certaine somme et vous deviez toucher une commission…

Ta tête tournait un peu. Tu as crispé tes mains sur le rebord de la balustrade.

- Je ne sais plus, ça fait seize mois que je suis en prison. Vous m’embêtez avec toutes ces histoires. Quemeneur savait ce qu’il avait à faire !

- C’est trop facile e jouer à l’amnésique ! Moi, je ne dirai qu’une chose, c’est que M. Quemeneur a été attiré dans un piège et assassiné, que son assassin l’a détroussé avant de le faire disparaître et que cet assassin vous le connaissez mieux que personne !

- On dit ce qu'on veut, as-tu eu la force d'articuler. Mais il faut prouver.

- Monsieur le président, a déclaré solennellement Me Kahn, je crois que vous sortez de votre rôle. Le représentant de l'accusation est bien assez grand pour faire valoir ses arguments.

L'avocat général a hoché la tête. Le visage gris du président a rougi légèrement derrière ses lunettes."

à suivre...

Ne vous privez pas d'une visite au blog de Me Denis Langlois.

Vous pouvez lire ici La Dépêche de Brest du samedi 25 octobre 1924.
Le livre de Me Denis Langlois a été édité chez Plon en 1988. Prix des Droits de l’Homme 1989.

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La Dépêche de Brest du samedi 25 octobre 1924.

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Président Dollin du Fresnel in L'Ouest-Eclair Rennes du 28 octobre 1924.

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Avocat général Guillot in blog Me Denis Langlois.

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